XVI

Un lettré succombe au coup de griffe d’un phénix ; un juge fomente un attentat.

 

 

Ti était triste. Il avait failli à sa tâche. Les gens tombaient comme des mouches autour de lui, et toujours pas de directeur en vue. Pourtant, il sentait intimement que ces événements étaient liés. Nian Changbao n’avait pas pris cette direction par hasard, ces crimes n’étaient pas commis pour rien, et la présence de tous ces assassins n’était pas fortuite. Sa foi dans l’intelligence de la création l’empêchait de croire aux coïncidences, un atout fort utile dans son métier. Tout cela répondait forcément à un même plan de longue haleine. À bien le considérer, cette ville était une allégorie de l’existence humaine : ceux qui y vivaient étaient destinés à disparaître les uns après les autres. Ce mouvement se faisait seulement beaucoup plus vite que partout ailleurs. C’était comme si le dieu de la mort avait résidé là et désignait de son sceptre les voyageurs qui osaient se risquer dans son domaine. Ils n’étaient plus dans l’empire du Milieu : ils étaient dans l’antichambre du monde souterrain. A quelle autorité judiciaire Ti pouvait-il prétendre, dans ces conditions ? Ni sa formation, ni ses supérieurs, ni ses ancêtres, ni même l’omniscient Confucius ne l’avaient préparé à affronter les puissances des ténèbres.
Il secoua la tête pour échapper à ces pensées délétères. Il avait besoin de se restaurer, et surtout d’avaler un thé bien fort qui lui remît les idées en place. Il frappa dans ses mains pour faire servir.

Tao Gan était encore très éprouvé par sa course-poursuite avec les cannibales. Madame Première, venue récupérer sa robe, prit la peine de le réconforter. Bien qu’elle n’aimât guère l’ancien escroc que son mari avait la faiblesse de garder auprès de lui, elle lui savait gré d’avoir pris sa place dans la carriole attaquée par les démons. Il savait à présent, lui aussi, ce que c’était qu’être la femme du juge Ti. Elle le plaignait. Aussi était-il étrange de voir ces deux dames bien habillées échanger des considérations sur les agressions dont elles avaient été victimes. À dire vrai, dame Lin avait mieux tenu le choc que le secrétaire.

Tsiao Tai remarqua que son maître ne mangeait pas.

— Votre Excellence paraît affligée.

— Je t’avoue que ma bonne humeur cède un peu devant ces infractions répétées au code de conduite d’un bon citoyen, sans parler du déferlement de violence auquel nous assistons. Où cela va-t-il s’arrêter ? A ce rythme, il y aura bientôt moins de vivants que de morts, dans cette charmante petite ville ! Et ceux-ci continuent de déambuler dans les rues, pour la plupart ! Quelle injure à l’ordonnancement sacré de la nature !

Voyant son supérieur en proie au désarroi, le lecteur estima judicieux de lui prodiguer le secours toujours bienvenu de ses maximes :

— « Les enquêteurs se garderont autant que possible d’enquêter eux-mêmes à l’extérieur de leur tribunal. En cas de besoin, mieux vaut déployer le personnel. »

— C’est cela : restons assis sur nos deux fesses et attendons l’arrivée du bourreau ! Rappelez-moi de vous citer en bonne place dans mon rapport : je vous dois tant !

Ce ne fut qu’après avoir ingurgité quelques galettes de blé que Ti parvint à émettre une idée utile :

— Il n’y a qu’une seule explication à ce qui nous arrive : cet endroit est le pays rêvé des malfrats ! Je comprends mieux que nul n’ait jamais vanté les charmes de Liquan. Cette ville est comme le paradis de Lao Tseu : une fois entré, on n’en ressort jamais !

Il lui tardait de mettre la main sur le fugitif et de quitter ces lieux, s’il le pouvait encore. Où ce Nian Changbao pouvait-il se terrer ? Dans la communauté du Bœuf ? La cachette eût été excellente. Dans ce cas, impossible de l’en déloger, à moins d’un siège en règle par l’armée, ce qui était bien au-delà des possibilités du commissaire-inspecteur. Il récapitula mentalement les événements. Pas une seule fois, depuis son arrivée, il n’avait rencontré une personne qui eût l’allure ou l’éducation d’un haut fonctionnaire. Ceux-ci passaient rarement inaperçus : ainsi que lui, ils promenaient grand air, émerveillaient tout le monde par leur érudition, et portaient dans leur regard pétillant la marque de leur suprême intelligence. On n’avait pas même fait devant lui la moindre allusion à un tel personnage, que ce fût au yamen, à l’auberge ou…

Une évidence le frappa soudain. A mieux y réfléchir, une allusion avait bien été faite. Une seule. Et il ne l’avait pas relevée.

— La boutique des changements de noms ! s’écria-t-il avec un geste nerveux qui renversa un bol de soupe au milieu des autres mets.

En l’examinant pour lui trouver un surnom, le boutiquier avait évoqué un autre client qui possédait son genre de main, une main de lettré, donc éventuellement de haut fonctionnaire. L’ancien directeur de la police était passé par là ! Cette scène avait eu lieu le lendemain de leur arrivée. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?

Il abandonna le dîner pour se hâter vers le commerce de patronymes, avec autant d’empressement que si le Bouddha en personne lui avait indiqué le plus court chemin pour le Nirvana.

Dès qu’il se fut un peu éloigné de l’auberge, un petit homme enveloppé dans un large manteau de couleur sombre, le visage sous un chapeau, lui courut après en l’appelant le plus bas possible. Ti s’arrêta, et l’inconnu s’inclina devant lui.

— Que mes ancêtres me pardonnent ! dit celui-ci. Je suis forcé de commettre un acte déshonorant !

Ti s’attendit à le voir tirer un poignard de sa manche pour l’égorger, comme cela se faisait beaucoup dans cette ville. Il reconnut le trésorier avec étonnement, car il avait rangé cet homme parmi les rares personnes intègres qui vivaient là.

— Cette résolution me couvre de honte, reprit Zi Liang, mais je le dois à Votre Excellence.

— C’est moi qui vous contrains à commettre un acte déshonorant ? s’étonna Ti.

Le trésorier avait les yeux cernés et la mine blafarde.

— J’ai longtemps hésité entre mon devoir envers le juge Ning et mes obligations envers vous, qui êtes son supérieur dans l’échelle hiérarchique. Je n’aurai plus qu’à mettre fin à ma misérable vie quand je vous aurai parlé !

Il venait l’avertir que le sous-préfet nourrissait de sinistres projets à son endroit. Il l’avait entendu organiser un guet-apens en compagnie de personnes peu recommandables.

— Votre Excellence ne doit pas remettre un pied au yamen ! Le mieux serait qu’elle retourne immédiatement à Chang-an !

Ti en était tout à fait convaincu.

— Je vous remercie de votre fidélité. Je vous prie de ne pas mettre fin à vos jours pour moi. Votre maître s’est rendu coupable de bien d’autres crimes, je l’aurais fait arrêter de toute façon. Quant à ma sûreté, ne vous inquiétez pas : j’ai un livre qui me guide, je vais suivre ses recommandations ; cela ne m’a pas trop mal réussi, jusqu’ici.

À la vérité, il s’apprêtait à faire exactement le contraire : le manuel du parfait magistrat s’était nettement prononcé pour l’arrêt des enquêtes de terrain. Mais comment résister à faire le ménage en grand, même si cela devait lui coûter la vie ?

— Dites-moi, votre sous-préfet s’est-il absenté souvent depuis sa prise de fonction ?

Le trésorier assura que Ning Yutang ne s’éloignait jamais. Pourquoi le ferait-il ? Il vivait ici comme l’Empereur jaune dans son royaume du Ciel.

Ti le remercia et poursuivit sa route. Il aurait préféré que le sous-préfet ait eu un deuxième métier à Chang-an : directeur de la police, par exemple. Il était, dans cette ville, la seule personne qui ait pu tenir ce rôle.

Le mandarin parvint devant la boutique des noms, qu’il s’attendait à trouver fermée. Les volets étaient posés, mais de la lumière filtrait sur le seuil. Il frappa. Personne ne vint ouvrir. Il s’aperçut alors que la porte n’était pas verrouillée.

— Il y a quelqu’un ? demanda-t-il en pénétrant à l’intérieur. C’est votre magistrat, qui est là ! Euh… C’est « Montagne qui pense » !

Une lampe se consumait sur l’unique table. La pièce était en ordre, avec ses peintures de signes astrologiques suspendues aux murs. À y regarder de plus près, Ti ne se souvenait pas qu’une main rouge figurât sur la représentation du lapin céleste. Il y posa le doigt. C’était humide.

Un gémissement lui parvint depuis la pièce contiguë. Il saisit la lampe et se dirigea de ce côté. L’arrière-boutique était beaucoup moins bien rangée. Il y avait notamment sur le sol un gros tas de feuillets où avaient été tracés des thèmes astraux. Le tas frémit. Un pied dépassait à un bout. Ti posa sa lampe sur le sol et s’accroupit pour dégager le malheureux qui gisait là-dessous. C’était le boutiquier. Une énorme tache sombre s’élargissait sur sa poitrine, là où le couteau l’avait frappé. Ce n’était pas cette fois l’œuvre d’un assassin professionnel : le coup aurait été mortel, ou bien on l’aurait achevé.

— Je vais mourir… parvint à articuler le lettré.

Ti était d’un avis similaire.

— Pardonnez-moi de vous déranger dans ce moment voué à l’intimité. J’aimerais beaucoup obtenir de vous un renseignement qui me permettra peut-être de confondre votre assassin.

Les yeux déjà vitreux du moribond commençaient d’acquérir une fixité de mauvais augure. Ti plaça l’une de ses propres mains dans leur angle de vue.

— Vous m’avez dit que mes mains vous en rappelaient d’autres, celles d’un client, un lettré, vous vous souvenez ? Qui était-ce ? Il y a combien de temps ?

L’effort que fit le spécialiste des noms pour se souvenir ramena en lui un peu de lucidité, bien qu’un filet de sang commençât à s’écouler entre ses lèvres pâles.

— J’ignore qui c’était. Il y a trois ans. Je l’ai satisfait, bien sûr. Il était content, ce jour-là…

L’intérêt du mandarin atteignit son comble. Il dut se refréner pour ne pas secouer le mourant, à qui il fallait arracher les mots.

— Un homme marqué par la résurrection, répondit l’expert avec lenteur. Plusieurs changements complets de vie, de métier, de statut. Il n’y avait qu’une possibilité. Évidente. Elle s’imposait.

Il hoqueta. La conviction de Ti était faite.

— « Phénix renaissant », dit-il pour lui-même. C’est cela, n’est-ce pas ?

Les yeux du spécialiste étaient désormais fixes. Il était mort.

Lorsqu’il saisit la lampe et se releva, Ti vit sur un meuble une boîte pleine de cartes de visite promotionnelles où l’on pouvait lire : « Clairvoyant-Habile n’a pas de rival pour trouver le nom que vous méritez. » « Clairvoyant » n’avait pas été si « habile », aujourd’hui. Il s’était trouvé un rival impitoyable. Le mandarin souffla la lampe et ferma la porte derrière lui. Ce n’était pas parce que ce pauvre homme était mort que son commerce devait être livré au pillage des voleurs ; et il savait que la ville n’en manquait pas !

Nian Changbao était venu ici pour s’y faire donner un nouveau nom. Il était devenu « Phénix renaissant », le protecteur de Liquan. Ce soir, il était revenu tuer le commerçant. Il avait agi à la hâte, le travail avait été bâclé : il y avait urgence. Cela avait-il un rapport avec la battue en forêt ?

Ti prit sans hésiter la direction du yamen. Puisqu’un dragon y était embusqué pour le déchirer de ses griffes, mieux valait ne pas laisser traîner. Il préférait l’affronter directement, plutôt que de craindre un coup en traître à chaque coin de rue.

Le sbire de l’entrée le salua comme il le devait et le laissa accéder à une cour complètement déserte. Elle était moins éclairée qu’à ses précédentes visites, mais suffisamment, néanmoins, pour qu’on pût se repérer. Ti prit une profonde inspiration et la traversa bravement, malgré les tueurs peut-être cachés dans l’ombre. Il devait parvenir jusqu’au sous-préfet. Une fois là, il aurait sa chance. Sans doute ce magistrat avait-il fait appel à la communauté du Bœuf, dont Ti avait déjà pu constater la redoutable efficacité – tant qu’il ne s’agissait pas de suivre leurs proies à la nage dans les rivières.

Il connaissait l’emplacement des appartements privés, aussi se dirigea-t-il de ce côté, malgré l’absence du moindre domestique pour le conduire. Celle-ci lui confirma la mise en garde du trésorier : on avait dû les éloigner afin de laisser le champ libre aux assassins. Tuer son ennemi à l’intérieur même d’un bâtiment public voué au respect des lois et de l’empereur ! C’était une infamie que Ti n’aurait jamais été capable d’imaginer – et il avait pourtant de l’expérience dans le domaine du crime.

À chaque angle du corridor, il s’attendait à voir surgir un tueur muni de quelque arme exotique et inconnue. Il aurait certes été plus rassuré s’il avait pris la précaution d’emporter ne fût-ce qu’un couteau, ou sa vieille épée Dragon de pluie, mais il ne pouvait se leurrer : ces gens étaient bien mieux formés que lui aux métiers des armes, et Dragon de pluie n’avait jamais montré d’utilité que face à des bandits de grands chemins maladroits et influençables.

Il fut presque étonné d’être parvenu jusqu’au salon où le juge Ning l’attendait paisiblement, assis devant une théière fumante. Son hôte l’accueillit d’une voix aussi chaleureuse qu’à l’accoutumée, mais s’abstint de se lever, ce qui était assez notable pour indiquer une nette modification de leurs rapports. Ce n’était plus le petit magistrat de district qui recevait le commissaire-inspecteur délégué par le censorat : c’étaient deux adversaires prêts à se jeter dans un duel sans merci. Les coups allaient être bien plus dangereux que ceux des meurtriers postés ici et là.

— Si Votre Excellence veut bien s’asseoir, dit Ning, j’aurai plaisir à lui faire déguster ce breuvage délicat. C’est du thé blanc, le meilleur du monde, récolté deux fois l’an à l’état de bourgeon. On ne peut l’acquérir qu’à prix d’or. Regardez comme sa robe est limpide.

Il versa lui-même le liquide pâle dans une tasse en terre noire « goutte de pluie », dont Ti se demanda si elle provenait des mêmes ateliers d’où partaient les cadavres en salaison. Il laissa Ning la poser devant lui et se garda bien d’y tremper ses lèvres.

— J’ai à vous parler de vos exactions, annonça-t-il.

Le juge haussa les sourcils. Il paraissait sincèrement surpris.

— Vous m’étonnez. N’aviez-vous pas promis d’oublier mes petits travers en échange de la destruction de la famille renard ?

— En effet, et je n’ai pas pour habitude de revenir sur ma parole, confirma Ti. Aussi ne vous parlerai-je plus de vos détournements de fonds. Pourquoi le ferais-je ? Il y a tant d’autres méfaits à vous reprocher.

— Vraiment ? dit Ning en lui tendant sa tasse, que Ti accepta avec une inclinaison du buste avant de la reposer sur le guéridon qui les séparait.

— Les femmes que vous avez fait enlever et que vous gardez prisonnières, par exemple. Ou votre complicité avec les brigands qui sévissent dans ce district.

Un sourire cynique se peignit sur les lèvres du sous-préfet.

— Je vois que Votre Excellence a poussé son enquête plus loin que je ne le prévoyais. J’ai bien fait de préparer ce thé.

Ti saisit sa tasse et en projeta le contenu contre le mur.

— Ne croyez pas que je vais boire votre infâme tisane ! s’exclama-t-il. Je suis venu ici pour restaurer l’équilibre que vous étiez chargé de maintenir !

Ning Yutang ne se départait pas de son sourire faussement aimable. Il remplit à nouveau la tasse. Le liquide paraissait tout aussi pur que la fois précédente.

— Vous ne sortirez pas vivant de ce tribunal, vous le savez bien, déclara-t-il, comme s’il s’était agi d’une conversation mondaine. La voie que je vous ouvre est plus honorable que celle qui consiste à tomber entre les mains des… personnes… qui vous attendent à votre sortie.

Ti jeta un coup d’œil autour d’eux. Ils étaient seuls et aucun bruit particulier ne lui parvenait. Il était néanmoins persuadé que son adversaire disait vrai et que les tueurs étaient là, tout près.

— Avant de régler cette question, dit-il, j’aimerais savoir comment vous avez pu oublier vos devoirs au point de protéger une telle galerie de hors-la-loi.

— Mais pour tout ceci ! dit Ning en désignant le somptueux décor de laques et de dorures qui les environnait. Vous avez raison, pour les femmes. Lorsqu’un voyageur de passage rejoint ses aïeux, je me fais livrer les dames qui étaient avec lui. Je garde les plus belles.

Ti n’osa imaginer ce qui arrivait aux autres. Le sous-préfet balaya d’un geste les objections qu’il devinait chez son ancien collègue :

— Notre rôle de magistrat est de protéger nos administrés. Eh bien ! C’est ce que je fais ! Il se trouve que mes administrés sont des assassins, voilà tout.

Soufflé par un tel cynisme, le commissaire-inspecteur demeura muet, curieux d’entendre la suite de la confession.

— J’ai été obligé de prélever dans le trésor, avoua Ning. Je n’avais pas le choix. Mes administrés voulaient récupérer une partie de leurs impôts. Ce ne sont pas les gens les plus partageurs, vous savez. Il fallait aussi éviter d’attirer l’attention de la capitale en lui adressant des sommes extravagantes. Chang-an a reçu le montant auquel elle prétendait, exactement dans la moyenne des cités d’égale importance. Tout le monde est content !

L’heure des confidences était passée. Le sous-préfet prit de nouveau la tasse de Ti et la lui tendit. Son sourire avait disparu.

— Buvez, maintenant.

Le mandarin ne fit pas un geste. Il se contenta de fixer d’un œil sévère son commensal, cette honte de la magistrature. Il l’eût volontiers étranglé de ses propres mains si les membres de la confrérie du Bœuf n’avaient pas été si près.

— Pourtant, il y a une faille dans votre belle organisation, dit-il d’une voix calme. Votre système est comme une voûte dont toute l’architecture tient à la seule pierre de son sommet. Si on la retire, tout s’effondre.

Ning Yutang le regardait sans comprendre ce qu’il voulait dire avec ses comparaisons architecturales. Il finit par penser que le commissaire-inspecteur cherchait à gagner du temps face à l’inévitable. Il allait le sommer une dernière fois d’en finir quand Ti se leva pour se tourner vers la porte du couloir, restée grande ouverte.

— Phénix renaissant a perdu son pouvoir ! clama-t-il. Le directeur de la police de Chang-an est en fuite ! Il a été condamné à mort par les plus hautes instances impériales ! Vous n’avez plus de protecteur ! L’armée sera ici bientôt, ce n’est qu’une question d’heures ! Si je ne rentre pas vivant de ma mission, les troupes déferleront sur ce district et imposeront l’ordre martial ! Tous les suspects seront passés par les armes ! Le censorat n’hésitera pas à rougir votre rivière de votre propre sang !

— C’est faux ! s’écria le sous-préfet, qui venait à son tour de se lever. Ne l’écoutez pas ! Comment aurait-il prévenu les autorités de Chang-an ? C’est moi qui suis leur interlocuteur ! Aucun courrier ne quitte cette ville sans mon accord !

Ti se retourna vers lui. C’était à son tour de sourire :

— Aussi les avez-vous prévenues vous-même, répondit-il. Vous avez eu la bonté de transmettre mon rapport, où j’annonçais au grand secrétariat le décès du prince des Li. C’est votre méthode, n’est-ce pas : mettre fin aux recherches par l’annonce d’un décès. J’y avais ajouté un post-scriptum pour dénoncer vos crimes. Combien de temps croyez-vous que l’armée mettra pour arriver ? Vous avez fait porter ma lettre par votre cavalier le plus rapide, je crois ?

Il y eut un infime froissement de tissu dans le corridor, puis plus rien. Un silence terrifiant tomba sur le yamen. Les deux hommes surent que les tueurs étaient partis.

Ning Yutang dévisagea Ti avec effarement. Il se laissa tomber sur son fauteuil. Son regard rencontra la théière, qui avait cessé de fumer.

— Je vous laisse avec votre thé, dit le mandarin. Le thé blanc perd sa saveur quand il a refroidi.

Il quitta la pièce et partit à la recherche du gynécée. Il avait une bonne nouvelle à annoncer à ses pensionnaires.

Le luxe des appartements réservés aux femmes était à l’image du reste de la demeure. Ti y trouva une vingtaine de jeunes personnes, épouses, filles ou servantes des hommes assassinés. Lorsqu’il leur eut appris la fin de leur calvaire, certaines fondirent en larmes, d’autres se lancèrent dans une suite d’imprécations contre leur tortionnaire, d’autres voulurent se rendre au temple pour s’y livrer aux dévotions nécessaires à l’âme de leurs défunts. Il en vit même une partir vers le salon de leur ancien maître, armée d’un long brûle-encens en bronze. Il espéra que Ning Yutang avait trouvé le courage de boire son thé, ou bien il risquait de connaître un sort moins doux. Cette collection de concubines était, des forfaits de ce juge, celui qui lui répugnait le plus, bien qu’il fût d’usage, depuis toujours, de s’emparer des femmes des vaincus pour en faire ses esclaves. Nombreuses étaient les Chinoises qui se donnaient la mort après avoir passé six mois en captivité chez un général venu pacifier une région en révolte.

Elles n’avaient pu s’échapper de la ville, terrifiées qu’elles étaient par ce qui était arrivé à leurs parents, maris, patrons. Celles qui l’avaient tenté n’avaient jamais reparu. Même si elles avaient pu atteindre la grand-route, comment franchir la forêt sans être dévorées par la famille renard ?

À sa sortie du yamen, Ti tomba sur le trésorier, toujours enveloppé dans son manteau, qui guettait avec anxiété la demeure de son épouvantable maître. Surpris de voir le commissaire-inspecteur sortir vivant, Zi Liang se prosterna devant l’auteur de cet exploit. Celui-ci le chargea d’annoncer partout la nouvelle qui lui avait permis d’éloigner les assassins. Puis il se hâta de rentrer à l’auberge.

Il y avait encore de la lumière à l’étage, dans l’appartement de son épouse. Il eut envie de lui raconter les derniers retournements et de la rassurer sur leur avenir immédiat. Il la trouva en compagnie de Tsiao Tai, désigné pour assurer sa sécurité ce soir-là, et de l’indécollable Ruan Boyan, qui lui faisait la lecture.

— Encore vos Maximes ! s’écria le mandarin, incapable de croire que sa Première s’ennuyait à ce point.

L’employé du Yushitai lui montra l’ouvrage, beaucoup moins épais que son propre florilège :

— Dame Lin m’a fait l’honneur de solliciter mes services. Elle m’a confié ce recueil de poésies, qu’elle avait dans ses bagages.

Madame Première était ravie. Les talents des lecteurs officiels étaient à la hauteur de leur réputation, si l’on prenait la peine de choisir le programme. Le balafré lui avait lu des poèmes à la mode, d’une voix chaude, claire et inspirée. On n’avait pas tous les jours sous la main un fin lettré prêt à vous consacrer du temps.

Les crieurs commençaient à parcourir la ville. Ti réclama le silence. Ils entendirent l’un d’eux débiter le discours appris par cœur au yamen. Le trésorier avait fait son devoir.

Ti se rassit. Il était serein et pouvait enfin se détendre. Dame Lin lui servit une tasse d’un thé rouge qui ne valait sûrement pas son poids en or, mais n’était pas empoisonné. Son mari leur résuma brièvement son entrevue avec le sous-préfet et la chute de ce dernier.

— Heureusement que je vous ai, lança-t-il au lecteur. Vous êtes une bénédiction, dans cette affaire. Non seulement je vous dois la vie de ma chère épouse, mais vous me gratifiez chaque matin de conseils fort utiles.

Ruan Boyan se leva pour s’incliner avec gratitude :

— Votre Excellence est trop bonne. Ce que je reçois d’elle vaut bien plus que tout ce que je peux lui apporter.

Ti se demanda ce que ce petit fonctionnaire estimait avoir reçu de lui. Importait-il à ce point que le manuel de magistrature recueille son assentiment ? Il imaginait ses collègues, d’ici quelque temps, recevant chacun un exemplaire du précieux traité, avec l’injonction d’en suivre à la lettre les conseils prétendument éclairés. Il y avait de quoi étouffer plus d’une vocation !

La journée avait été longue et pleine d’imprévus ; la nuit précédente, brève et agitée. Il était temps pour le magistrat de regagner enfin son lit.

— Vous savez, dit-il à l’employé du censorat, on peut aussi commettre de grands crimes au nom des livres.

Il se souvenait d’une phrase prononcée par Ning Yutang, à leur première rencontre : « C’est très bien de réhabiliter d’anciens malfrats, très conforme à la doctrine du maître Confucius. » C’est exactement ce qu’avait fait ce juge dévoyé : il avait fourni une façade d’honorabilité à des voleurs et à des assassins, les avait organisés et les utilisait. Il leur permettait de continuer à voler et à assassiner en toute impunité !

— Si c’est bien votre sous-préfet qui a fait ce que vous dites, objecta sa Première.

Ti se figea. Un doute venait de gâter le doux parfum du triomphe dont son esprit était embaumé.

— Vous voulez dire qu’il n’aurait été que l’instrument de quelqu’un d’autre ? demanda-t-il.

Au lieu de répondre, dame Lin rangea soigneusement sur une étagère le service à thé en terre cuite vernissée.

— Maintenant qu’il est mort, nous ne le saurons jamais, n’est-ce pas ? conclut-elle sur un ton détaché.

Son mari passa une mauvaise nuit.

 

Guide de survie d’un juge en Chine
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